Photographie : Eric Falc'her

En peu de temps - deux ou trois siècles - moines et prêtres conquérants occupèrent le Continent et les îles, au nom de l'Unique,
et avec l'aide de la crainte qu'inspirait Son Ombre.
Les anciens dieux s'étaient réfugiés dans le fond des sources ou les racines des arbres, dans l'attente d'un temps meilleur où il leur serait de nouveau permis de se montrer et d'aider les humains, dans la limite de leurs pouvoirs et dans l'immense bienveillance de l'Unique père de tous. Les humains, jeunes et vieux, mâles et femelles, continuaient de vivre avec Dieu et le Diable comme leurs anciens l'avaient fait avec leurs anciens dieux, c'est-à-dire dans une familiarité de tous les instants.

Dieu était là, avec eux, quand ils mangeaient la soupe, récoltaient les fèves, tissaient le lin, forgeaient la charrue, bottaient le cul du porc qui s'en prenait au navet au lieu de se contenter des glands sous le chêne. Dieu ne les quittait jamais, Il accompagnait tous leurs gestes, écoutait toutes leurs paroles, dont beaucoup s'adressaient à Lui.
Ils Lui parlaient, moins pour Lui demander ses faveurs ou son aide que simplement parce qu'Il était là, familier, écoutant amicalement tout ce qu'on Lui racontait. Cette présence était merveilleusement réconfortante, c'était une cuirasse de duvet autour de l'existence.
On n'était jamais seul, jamais abandonné. Dieu était là.Le Diable aussi, bien sûr. Un peu plus loin, à l'écart, mais veillant et surveillant, l'oeil vif comme un hameçon, partout, dans les coins d'ombre, sous les lits, dans le grand soleil paresseux, au dernier rayon du placard, au fond de la bourse, guettant les défaillances, ses griffes ouvertes prêtes à se refermer plus vite que l'éclair. Les humains le craignaient beaucoup, mais faisaient confiance à Dieu pour les protéger, et à Son Fils, pour leur pardonner s'ils fautaient.
Ainsi vivaient-ils en compagnie permanente et familière avec Dieu bienveillant et le Diable furieux. Cela donnait à leur vie signification
et plénitude.

Furieux, le Diable l'était de plus en plus, car malgré l'aide des moines
et des prêtres qui allongeaient chaque jour la liste des fautes impardonnables, son Enfer restait vide. Totalement vide.

Jésus pardonnait !...

Un soir, alors qu'il était minuit moins cinq en Bretagne, le Diable parcourait son Enfer souterrain en se broyant les dents de rage. Sa longue Avenue des Tortures, qui allait des Champs-Elysées à Brodway, était absolument vide. Pas une âme ! Vides les tours de béton, les usines de fer ! Inutiles les marteaux à défoncer les oreilles, les roues à écraser, les musiques à désosser, les plages à rôtir, les mers empoisonnées, les piscines de chlore, les entonnoirs à pétrole,
les abattoirs, les cages à poules, les sifflets, les hurlements, les tremblements, les abominations et les dévastations, tout fonctionnait
à merveille mais à vide, vide, vide !...

Que faire ?


Dessin : Andreas

Le Diable est unique et en même temps légion. A chacun de ses pas, un autre lui-même surgissait de lui et se mettait à le suivre. Et comme il allait de plus en plus vite, il y eut bientôt une multitude de Diables qui tourbillonnaient sur les places et les avenues d'enfer, emplissaient les immeubles cubiques, en coulaient par les fenêtres, se grillaient sur le sable, grouillaient dans la mer de Capri à Vladivostok. des nuages et des nuages noirs de méduses diaboliques et de taupes cornues infernales fouissaient la terre et les eaux.
Et chacun de ces milliards de diables se broyaient les dents de fureur.

René Barjavel © 2001-2004 Asso Acteurs du Combat dit Lumeçon Service Fêtes Ville de Mons